Publié le 30 octobre 2023 Mis à jour le 30 octobre 2023

Professeur de droit social à l’ULB et directeur de son diplôme d’études spécialisées en droit social, Pierre Vandervorst est décédé ce 16 octobre 2023, à l’âge de 81 ans. Il a aussi présidé l’École des sciences criminologiques Léon Cornil de l’ULB. Ami de longue date, Philippe Mary lui a rendu hommage lors de l’enterrement. Daniel Dumont également, au nom de l’équipe de droit social de l’ULB. Leurs textes respectifs peuvent être lus ici.

Pierre Vandervorst
Hommage de Philippe Mary


Pierre,
Résumer un parcours commun de près de 40 ans oblige évidemment à choisir dans le champ foisonnant des souvenirs, entre Bruxelles, Saint Idesbald, Houyet, voire Lubumbashi. Ayant été ton étudiant, ton assistant, ton collègue et surtout, ton ami, les miens seront ceux de ton apport inestimable à la criminologie ulbiste et belge.
Tu es un créateur, Pierre, un homme de projets que tu multiplies et mènes à bien, en y associant un maximum de personnes que tu motives et dynamises comme nul autre pareil. Quand tu deviens vice-président de l’École de criminologie en 1985, c’est parti : tu crées aux éditions Story scientia d’abord, puis aux éditions Bruylant sous un nouvel intitulé, une collection d’ouvrages destinée dans un premier temps prioritairement à la publication de mémoires d’étudiants, elle vivra 35 ans ; la même années, tu es aussi à l’initiative du premier colloque anniversaire pour les 50 ans de l’école, La criminologie au prétoire, qui sera suivi par plusieurs autres jusqu’en 2010.
Devenu président, tu passes à la vitesse supérieure et tu signes un mandat qui fut l’un des plus riches et des plus créatifs de l’histoire de l’école. Qu’on en juge, le tout en 4 ans et parallèlement à tant d’autres responsabilités parfois bien plus importantes :
  • tu trouves les moyens pour engager deux nouveaux professeurs de criminologie et un assistant à temps plein ;
  • tu portes à bras-le-corps une réforme fondamentale du programme de la licence qui a permis d’en faire une véritable formation criminologique et de rompre définitivement avec l’image d’une école dite « poubelle de la faculté » ;
  • tu réussis à mobiliser de nombreux collègues de l’université pour organiser un nombre important de séminaires, de grandes conférences et de colloques, nationaux comme internationaux, qui non seulement ont sensiblement amélioré la formation dispensée à nos étudiants, mais ont aussi contribué à la reconnaissance académique de l’école, au sein de l’ULB comme à l’extérieur ;
  • tu inities la tradition des colloques d’hommage aux professeurs admis à la retraite ;
  • tu lances les premières activités de recherche scientifique, grâce à l’obtention de plusieurs contrats ;
  • ton sens de la convivialité te conduit à organiser un dîner annuel rassemblant professeurs, assistants et étudiants. L’apothéose fut ton dernier dîner comme président où, assoiffés et affamés, nous fûmes d’abord obligés d’écouter jusqu’au bout un concert de Julos Beaucarne. Lequel Julos passa ensuite son temps à dessiner l’arc-en-ciel de son pull sur les beaux livres d’Adolphe Prins que tu avais dénichés dans un coin de l’université pour les offrir aux convives !
  • et puis, il y a donc ton sens du détail : tu fais adopter un logo pour l’école, tu introduis la tradition de donner un nom aux promotions d’étudiants diplômés et tu fais même la décoration du menu du dîner annuel…
Pierre,
Avant même le droit social, tu es venu à la criminologie par le braconnage. En 1964, encore étudiant donc, tu publies une « Sémantique du braconnage » à la Revue du Royal Saint-Hubert Club de Belgique, qui sera suivie, tout au long des années soixante, par une douzaine d’études sur le sujet. En 1982, tu reviens cette fois avec un livre, A l’enseigne de la braconne, aux éditions de l’Université de Bruxelles, dont une 2e édition sera publiée dans la collection de l’école en 1994 sous le titre Le parfait petit braconnier.
Mais tu es aussi resté en criminologie avec cette idée forte selon laquelle la question criminelle ne peut se comprendre que par la question sociale. J’ai bien senti ton coup de coude il y a un instant parce que je n’ai pas choisi une citation de début à la quelle tu tiens tant… J’en ai une de fin, elle est de toi, elle a plus de 30 ans et elle a une dimension proprement révolutionnaire. Elle pourrait être un beau testament intellectuel criminologique:
« Si la politique criminelle doit, demain, progresser substantiellement, cesser de tourner en rond, ne le devra-t-elle pas à une prise en compte audacieuse de sa dimension sociale rentrée? A sa dépénalisation radicale dans les pas du risque professionnel? A l’émergence, à la promotion du risque criminel? ».
Soit donc la voie d’une socialisation du pénal, autre balise forte et peut-être particulièrement nécessaire à souligner de nos jours. Le reste de ce que je voulais dire sera en notes de bas de page et, comme à ton habitude, elles seront nombreuses.
Merci pour tout, mon ami.

Philippe Mary

_____________________________________________



Hommage de Daniel Dumont


Mesdames, messieurs,
Chère famille,

Je prends ici la parole au nom de l’équipe de droit social de l’ULB, une équipe qui n’a pas eu la chance de travailler directement avec Pierre Vandervorst – Pierre était de la génération qui a précédé nos prédécesseurs –, mais une équipe qui, néanmoins, sait qui est Pierre Vandervorst et qui sait ce que le droit social, et en particulier la sécurité sociale, lui doit. En complément des autres allocutions, je voudrais, en guise d’hommage, épingler quelques-uns des principaux faits d’armes de Pierre sur le terrain du droit social, et j’y ajouterai quelques souvenirs plus personnels.
Sans revenir sur l’intégralité des actes de bravoure de Pierre, relatés dans son CV concis qui tient en seulement 90 pages, nous savons que c’est à l’ULB que tout a commencé, avec, d’abord, d’innombrables études et profusion de grades : licencié en droit major de promotion en 1965, licencié spécial en droit maritime et aérien – d’où, peut-être, ce style d’écriture si éthéré que nous lui connaissons –, licencié spécial en droit social, bien sûr, avec la plus grande distinction, et… presque licencié en criminologie, l’entame d’une vie professionnelle trépidante n’ayant pas permis le dépôt du mémoire.
Ses nombreux diplômes sous le coude, Pierre entame une double carrière de haut fonctionnaire et de conseiller du prince, d’une part, et d’académique, d’autre part, dans les deux cas au service de la « Sécu ». La première carrière, depuis les allocations familiales jusqu’à l’ONSS, en passant par l’actuel SPF Emploi, mais aussi les cabinets ministériel du Travail (Guy Spitaels puis Roger De Wulf) et des Affaires sociales (Philippe Busquin), a été évoquée par d’autres. Je vais me concentrer ici sur la seconde carrière, à l’université.
A l’université, Pierre est d’abord assistant puis très vite, dès à compter de 1973, chargé d’enseignements. En droit social, Pierre aura enseigné à peu près tout, et cela, et en candidature, et en licence, et en licence spéciale : il a dispensé l’introduction au droit du travail, le droit de la sécurité sociale, la réparation des risques professionnels (c’est-à-dire, pour les non-initiés, les accidents du travail et les maladies professionnelles), le statut social des travailleurs indépendants, le droit pénal social, et j’en passe. Mais Pierre ne se contente pas de donner cours, et de le faire en marquant et en suscitant enthousiasme et intérêt. En plus de cela, il supervise, il gère, il initie, il promeut, il coordonne, il soutient. Il a ainsi très longtemps été (de 1982 à 2003) directeur adjoint puis directeur de la licence spéciale en droit social, c’est-à-dire notre actuel master de spécialisation. Il a aussi été le maître d’œuvre de plusieurs ouvrages collectifs marquants en droit social, des ouvrages qu’il reste bon d’avoir dans sa bibliothèque. Je pense en particulier à A l’enseigne du droit social belge et à Cent ans de droit social, Cent ans de droit social publiés en 1986, soit tout juste 100 ans – chez Pierre, rien n’était jamais laissé au hasard – après les grèves insurrectionnelles de 1886, et donc la naissance du droit social dans notre pays.
Toujours au registre des grands travaux réalisés sous sa casquette académique, Pierre a aussi co-présidé, avec Roger Dillemans, professeur de droit de la sécurité sociale à la KU Leuven, fameuse la commission royale chargée de la codification de la sécurité sociale. Un travail titanesque avait ainsi été réalisé par les équipes de Leuven et de l’ULB entre 1980 et 1985. Vanessa De Greef, ici présente et elle aussi professeure de droit social à l’ULB aujourd’hui, avait eu la chance d’interviewer longuement Pierre sur cette aventure. L’avant-projet de code de la sécurité sociale, comme tel, a été laissé sans suite par le politique, conformément à une tradition bien établie dans notre bon pays. Mais l’avant-projet a directement inspiré plusieurs rejetons législatifs ultérieurs. Je pense en particulier à tout ce qui tourne autour de la modernisation, l’informatisation et l’humanisation de la sécurité sociale, des thématiques auxquelles Pierre tenait beaucoup.
En 1990, notre grand timonier est devenu administrateur général – adjoint puis en titre – de l’Office national de sécurité sociale. Ainsi promu à la tête du navire amiral de notre sécurité sociale et devant se préoccuper de gérer correctement un budget colossal de quelques dizaines de milliards d’euros, Pierre s’est, à l’ULB, replié sur l’enseignement du droit pénal social, son petit préféré. Pour ce qui concerne le diplôme d’études spécialisées en droit social, il a passé la main à son compagnon de route à la Faculté Jean Jacqmain, Jean Jacqmain qui n’a pu être présent aujourd’hui mais qui est certainement là en pensée.
Je vous avais annoncé quelques souvenirs plus personnels. Je me limiterai à deux brefs souvenirs, le tout premier et le dernier.
Ma première rencontre avec Pierre a eu lieu il y a un peu plus de dix ans, seulement, pour un séminaire résidentiel de deux jours à Bruges sur la défédéralisation des allocations familiales, la mauvaise idée du moment. Alors que je lui donnais dans mes emails préparatoires, en amont du séminaire, du « Cher monsieur Vandervorst, vous », Pierre m’a très vite répondu avec ce qui allait devenir son immuable « Daniel, bonjour. (…) Bien amicalement, Pierre ». Comme au début je persistais un peu dans le vouvoiement, pensant benoitement, du haut de mes 30 ans, que le respect dû à un aîné illustre appelait alors un « Pierre, vous », il m’a demandé pourquoi ce « ‘vous’ persistant plutôt que le ‘tu’ du travail en équipe », ajoutant « je te sens un peu tendu dans ta réponse ». Je lui ai répondu que j’allais m’appliquer, et il a réagi tout de suite en me disant qu’il comprenait et que, lui-même, il lui avait fallu un temps fou pour réussir, en son temps, à tutoyer Guy Spitaels, dont il était directeur de cabinet. Souvenir très simple : d’emblée, Pierre avait ainsi créé un espace convivial. Depuis, il n’avait cessé d’être généreux en grands sourires, en tapes sur l’épaule, en « discrètes poussées dans le dos » (Jean Jacqmain). Il était généreux aussi en emails demandant des nouvelles… et suggérant, par la même occasion, de publier sur tel ou tel sujet important à son avis, demandant de bien vouloir aller donner une conférence à tel endroit, me disant qu’il serait bon que l’ULB soit plus présente dans tel cénacle, m’indiquant qu’il a lu avec beaucoup d’intérêt tel article de ma plume, mais qu’à la note de bas de page n° 63, j’aurais quand même pu citer la 3ème édition de ses Cent ans de droit social et non la 2ème, parce que la 3ème compte un « après-dire » de sa plume très important, que je ferais bien de lire du reste, etc – car, oui, Pierre avait ce genre de coquetterie.
Dix ans plus tard, cet été, nous avons longuement déjeuné à deux, au soleil, à proximité de l’ULB. Il faisait magnifique. Nous avons enclenché la machine à remonter le temps : Pierre m’a raconté pléthore de souvenirs, mais uniquement parce que je l’inondais, moi, de mes questions, et lui-même m’interrogeait régulièrement en retour sur l’état de l’équipe de droit social que j’ai évoquée en commençant, heureux de savoir que cette équipe se porte comme un charme. Il m’avait conté par le menu l’héroïque codification du droit du contrat de travail, en 1978, quand il était chef de cabinet de Spitaels. Sur l’introduction du statut « cohabitant » en assurance chômage, en 1981, cette fois sous De Wulf, il avait été plus évasif… Pierre avait bien évoqué son opération médicale à venir « fin septembre ou début octobre, je ne sais pas encore », mais il semblait confiant. Ou à tout le moins il était resté pudique. On avait convenu de s’échanger les nouvelles cet automne. Donc, ce déjeuner sera donc mon dernier moment avec lui. J’en garderai pour toujours l’image d’un grand-père professionnello-amical, un lointain parrain, à la fois bienveillant, soutenant, chaleureux. Quelqu’un « qui émouvait et qui mouvait la personne en face de lui » (Mireille Delange).
Pierre, la belle équipe de droit social de l’ULB – et Vanessa De Greef se joint ici pleinement à moi – te dit merci. Tu nous manqueras.

Daniel Dumont
Professeur de droit de la sécurité sociale à l’ULB.
Centre de droit public et social.