1. Faculté Droit Criminologie

Hommage à Christophe Adam

Christophe Adam fut un esprit vif et éclairé, vigilant et intuitif. Pour celles et ceux qui ont eu la chance de le côtoyer, que ce soit sur les bancs de l’université ou en tant que collègue, il incarnait une figure devenue trop rare du champ académique, celle d’un éveilleur d’idée. En effet, érudit au savoir livresque, il était un formidable rhéteur qui avait le pouvoir, par les mots, de pénétrer le réel avec ce léger décalage permettant d’ouvrir chez ses interlocuteurs d’innombrables fenêtres vers le savoir.

Car Christophe Adam fut avant tout un bâtisseur de ponts. C’est ainsi qu’il se délectait à jouer des étroits cadres disciplinaires afin de défendre une approche interdisciplinaire de la complexité humaine. En ce sens, il était un homme de l’ouverture et du dépassement des antagonismes, qui puisait sans relâche dans les vastes rayons des sciences humaines ses outils les plus puissants afin de rendre compte de leur complémentarité et de fournir une lecture éminemment plus fine de cette étrange créature qu’est l’Homme, tant dans la singularité de nos identités plurielles[1], que dans l’universalité de notre « commune humanité »[2]. Sa récente nomination à la chaire d’épistémologie de l’université de Lille, ainsi que ses collaborations fécondes avec le « groupe phénoménologie clinique » de l’université de Liège attestent de cette ouverture interdisciplinaire.

Son parcours universitaire et professionnel témoigne tout autant de cette figure du passeur qui traverse les sciences cliniques dans une quête insatiable vers une connaissance non pas de tout l’homme, mais de l’homme tel qu’il est. Après un graduat en service social obtenu en 1993, dont le sujet de fin d’étude s’intitule « ‘C’est pas facile d’entrer dans la cour des grands :’ : quelques outils psycho-médico-sociaux pour une meilleure adaptation ? », il entreprend une formation en criminologie, en obtenant, avec la grande distinction, une licence en 1995 pour un mémoire intitulé « Le tag : une délinquance douce ? », puis, en 1996, une agrégation de l’enseignement secondaire supérieur en criminologie, toujours avec grande distinction. Mais sa formation clinique en était encore à ses balbutiements, et il entame dès 1998 une licence en psychologie à orientation clinique, qu’il obtient en 2006 avec la plus grande distinction et les félicitations du jury pour un mémoire intitulé : « Contrats et perversion : éclairages romanesques ». Ces travaux de fin d’étude, tant en criminologie qu’en psychologie, révèlent ainsi son amour pour les arts, qu’ils soient littéraires ou esthétiques, et dont il aimait à puiser dans leurs manifestations les plus populaires autant d’exemples constitutifs de véritables paradigmes psychopathologiques. En parallèle de ses études de psychologie, Christophe Adam défend ainsi en 2007 une thèse de doctorat sous le titre « Une clinique criminologique entre contrainte à l’impossible et décalage transitionnel. Les pratiques psychosociales en milieu pénitentiaire à l’épreuve des auteurs d’infraction à caractère sexuel ». Est-il encore utile de préciser qu’il fut un étudiant brillant, lauréat en 2011 de la mention spéciale du prix Gabriel Tarde de l’Association française de criminologie pour sa thèse de doctorat.

Ainsi trouve-il dans la délinquance sexuelle son champ de spécialisation. Et il s’inscrira toute sa carrière dans le sillon d’une perspective clinique phénoménologique, c’est-à-dire dans une volonté de suspendre toute prémisse théorique mais aussi tout jugement normatif en vue de se laisser aller à la surprise et l’étonnement. Ces derniers sont en effet les gages essentiels d’une clinique visant à rendre compte le plus fidèlement possible du vécu du sujet et à se donner les moyens de découvrir dans la rencontre, par un élan de sympathie, l’humain dans l’inhumain, condition sine qua non d’un travail thérapeutique authentique. Aussi s’amusait-il à rappeler à ses étudiants que s’il y a un bien une dimension de la vie qui échappe à la norme, c’est la sexualité, et que la transgression y est inscrite en son fondement. Cette spécialisation l’amène à travailler de 2006 à 2009 au Centre d’Appui Bruxellois où, en tant que psychologue clinicien, il est chargé d’un travail thérapeutique et d’évaluation psychodiagnostique des auteurs d’infraction(s) à caractère sexuel. En 2010, il poursuit son travail de psychologue clinicien au Service de santé mentale de Dinant, où il s’occupe d’une part du traitement et de la guidance d’auteurs d’infraction(s) à caractère sexuel sous obligation judiciaire de soin et, d’autre part, de la réalisation d’avis motivés pour des expertises portant sur la capacité de prise en charge psychologique de ces personnes. Il occupe par ailleurs des fonctions ponctuelles d’expert, notamment lors de la Commission spéciale relative au traitement d’abus sexuels et de faits de pédophilie dans une relation d’autorité, en particulier au sein de l’Église, qui se tient à la chambre des représentants en février 2011. Depuis 2018, il avait arrêté ses activités au Service de santé mentale pour se consacrer à une pratique privée de psychologue d’adultes et d’adolescents.

En parallèle de sa pratique clinique, Chistophe Adam est rapidement repéré par le professeur Jean Kinable (UCL) qui lui donne la possibilité de faire ses premières armes dans la recherche mais aussi dans l’enseignement en tant qu’assistant. C’est dans cette période du début des années 2000 qu’il tisse des liens d’amitié avec Michel Legrand, Christian Debuyst et Françoise Digneffe. Tous trois pèseront immensément sur sa formation clinique et son parcours universitaire.

C’est ainsi que du premier, il perpétuera sa conception de la clinique comme un art plutôt qu’une technique, mais aussi comme une démarche qui ne trouve pas seulement à se formaliser dans les disciplines -psys mais dans toutes celles qui ont affaire à l’humain dès lors qu’elles conçoivent la dialectique entre singularité et universalité ; sujet et objet ; théorie et pratique ; normal et pathologique[3]. Aussi Christophe Adam n’aura de cesse, tout au long de sa carrière, de critiquer le retour en force dans les disciplines -psys d’une tendance « néo-positiviste »[4]. Celle-ci se manifeste par une préoccupation non plus tant pour le malade que pour la maladie, et noie l’individu dans la généralité en l’objectivant sans aucune prise en compte de sa singularité, de sa complexité, de son irréductibilité, risquant alors de le figer dans une psychologie des failles contraire à tout projet thérapeutique axé sur les processus dynamiques et les potentialités à l’œuvre dans toute psychopathologie. En ce sens, il sera un critique acerbe de tous les instruments statistiques et de classification psychopathologique, le DSM en tête, qui s’interposent entre le clinicien et son patient pour pallier l’angoisse de la rencontre tout en ne parvenant en fin de compte qu’à déformer leur objet. « L’homme est un ornithorynque » nous disait-il, c’est-à-dire qu’il est inclassable, et la subjectivité du clinicien reste la meilleure ressource pour accéder à cet autrui qui nous dérange tant car il est si proche de nous.

De Christian Debuyst et Françoise Digneffe, il ne cessera de revendiquer sa filiation criminologique avec ces représentants de l’école de Louvain et de leur maître respectif, Etienne De Greeff[5]. C’est ainsi qu’il défendra sans relâche une clinique criminologique phénoménologique et relationnelle, où l’acte délinquant n’est pas tant étudié dans ses facteurs endogènes, mais comme une maladie de la rencontre, c’est-à-dire comme une tentative d’adaptation de l’individu à un environnement qui est, lui, criminogène. Point de personnalité criminelle statique dès lors, la délinquance est un processus continuel qui conduit l’individu à progressivement modifier son cadre de référence face à un facteur situationnel décisif. Cette perspective l’amènera toujours à problématiser la réaction sociale jusqu’à montrer en quoi cette dernière est la manifestation d’un fonctionnement pathologique, faisant ainsi écho au célèbre aphorisme d’Alexandre Lacassagne qui veut que « la société a les criminels qu’elle mérite ».

Ainsi formé à l’UCL, c’est bien pourtant à l’ULB, où Philippe Mary l’attire, que Christophe Adam va obtenir son premier poste de professeur titulaire de la chaire de criminologie clinique dès septembre 2007. En parallèle, il continue d’être assistant à l’UCL jusqu’en 2009, année où il obtient ses premières charges de cours dans cette université, distillant ainsi auprès des centaines d’étudiants qui l’auront comme professeur tout au long de sa carrière une clinique criminologique profondément humaniste. C’est dans ce cadre qu’il savait démontrer avec force et sans relâche qu’il n’y a pas de différence de nature entre criminels et non criminels, entre normaux et anormaux, mais que le pathologique est une potentialité inscrite en chacun de nous. Cette posture l’amenait sans cesse à interroger ce que la marginalité nous révèle sur notre soi-disant normalité, selon le célèbre adage de Legrand postulant que « le fou est moins fou qu’il n’y paraît, il participe de la commune humanité ; mais inversement, nous normaux sommes plus fous qu’il n’y paraît, nous entretenons chacun une connivence secrète avec la folie »[6]. Car s’il y a bien une essence du pathos c’est la souffrance, et tout passage à l’acte psychopathologique, même le plus monstrueux, dévoile chez l’auteur une tentative de réponse à cette souffrance qui est le trait de notre « commune humanité » et dont il revient au clinicien la responsabilité de penser-panser, se refusant à considérer l’autre comme un intraitable[7].

Enfin, en ce qui a trait à l’homme, ceux qui ont eu l’immense privilège de le connaître intimement ont pu découvrir derrière le personnage saltimbanque et fantasque dont il aimait à se draper, un être complexe, d’une extrême sensibilité et d’une infinie générosité. Mais Christophe Adam fut avant tout un personnage hors norme. Il aimait d’ailleurs rappeler que, chez les grecs, la norme c’est ce qui tient droit, et que l’art du clinicien réside justement dans sa capacité à se pencher et introduire du jeu dans sa propre norme afin d’être en mesure d’accéder à l’autrui. En ce sens, il savait magnifiquement bien se jouer des conventions, qu’elles soient langagières ou sociales, et il parvenait toujours à ce que les gens abandonnent leur cadre pour se laisser aller à la fête, éprouvant alors la joie d’une intense communion dont il restait le chef d’orchestre. Il avait d’ailleurs su trouver dans l’univers de la musique électronique, où il était Dj depuis sa jeunesse, cet espace de liberté et de tolérance qui lui seyait si bien.

Sa disparition précoce est une tragédie qui plonge sa famille, ses amis, ses collègues et ses étudiants les plus dévoués dans un profond effroi. Qui plus est, l’ULB et l’UCL perdent un clinicien hors-pair et un professeur de talent. Il en revient désormais à tous ceux qui ont suivi son enseignement de continuer à marcher dans son sillon.

Laurent Chabert
 

[1] LAHIRE, B. (1998), L’homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, Nathan, coll. « Essais et recherches. Sciences sociales ».

[2] De GREEFF, E. (1950), « criminogénèse », Actes du IIe Congrès international de criminologie, Paris.

[3] LEGRAND, M. (1993), « Chapitre 8 : Qu’est-ce que la clinique ? », In Legrand, M. L’approche biographique : théorie, clinique, Paris, Desclée de Brouwer, pp. 171-177.

[4] ADAM, C. (2012), « Jalons pour une théorie critique du Manuel Diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) », Déviance et Société, vol. 36, n°2, pp. 137-169.

[5] DIGNEFFE, F., ADAM, C. (2004), « Le développement de la criminologie clinique à l’Ecole de Louvain : une clinique interdisciplinaire de l’humain », Criminologie, vol. 37, n°1, pp. 43-70.

[6] LEGRAND, M. (1993), op. cit., p. 175.

[7] ADAM, C. (2015), Psychopathologie et délinquance, Bruxelles, Bruylant.

Mis à jour le 28 janvier 2020